Proposition de loi Sécurité globale – l’édification d’une société panoptique
Proposition de loi Sécurité globale – l’édification d’une société panoptique

Proposition de loi Sécurité globale – l’édification d’une société panoptique

Photo crédit : Atlas obscura 
Ancienne prison à Cuba construite sur le modèle panoptique (Presidio Modelo)

Publié le : 11/03/2021

PROPOSITION DE LOI SÉCURITÉ GLOBALE – L’ÉDIFICATION D’UNE SOCIÉTÉ PANOPTIQUE

Voir sans être vu, telle est la possibilité ouverte par l’invention de Jeremy Bentham : le panoptique. Théorisé et appliqué dès la fin du XVIIIème siècle, le panoptique est une tour de contrôle disposée au centre des cellules d’une prison, de sorte à ce que le surveillant puisse surveiller tous les détenus sans que ces derniers ne puissent jamais savoir s’ils sont observés à un instant T. 

Le philosophe Français Michel Foucault dédiera tout un chapitre de son célèbre ouvrage Surveiller et Punir à cette invention. 

L’effet du panoptique est d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. (…) La surveillance est permanente dans ses effets, même si discontinue dans son action” écrira-t-il. 

Sorti du contexte carcéral, le panoptique renaît ainsi, comme l’avait pressenti Foucault, dans notre société contemporaine au travers des diverses nouvelles technologies. Qu’elles soient réseaux sociaux, caméras de surveillance, drones ou autres, elles participent à la constitution d’une société disciplinaire. Plus qu’une simple surveillance externe qui vient se poser sur le sujet, la surveillance généralisée, automatisée et déshumanisée vient inscrire chez les sujets gouvernementaux une autodiscipline en introduisant en chacun de nous le sentiment d’une surveillance permanente nous poussant à modifier nos comportements. 

Cette surveillance de masse a pris une nouvelle ampleur au début du XXIème siècle. Les attentats du 11 septembre 2001 furent l’élément déclencheur d’une vague de réformes mondiales visant à lutter contre le terrorisme. Depuis lors, outrepassant ce cadre au profit d’une lutte quotidienne contre la criminalité et la délinquance, les Etats n’ont eu de cesse de rogner sur les libertés pour un peu plus de sécurité. C’est dans ce contexte qu’apparaît en France en 2020, le nouveau dessein du ministère de l’Intérieur, le prénommé Livre blanc de la sécurité intérieure. Il y avait de quoi être fier et pourtant l’affaire n’aura pas fait grand bruit. Il est pourtant beau le projet. Un document de prospective regroupant plus de 200 propositions tirées de concertation d’experts de la sécurité, élus, préfets, agents de terrain, chercheurs et universitaires, acteurs de la sécurité privée et citoyens, en vue de rénover le pacte de protection et de sécurité. 

Mais que prévoit alors un tel texte ? On retrouvera p. 221 une analyse automatisée des réseaux sociaux, p. 258 un lecteur d’empreinte sans contact, bien plus, à la p. 260 un projet de recherche sur la reconnaissance vocale voire olfactive, et certainement en plus concrétisable à court termes à la p. 263 une expérimentation de la reconnaissance faciale dans l’espace public. 

Si l’on ne peut affirmer que toutes ces propositions aboutiront, pour l’heure la proposition de loi Sécurité Globale nous donne un net avant goût de la transposition des dispositions du Livre blanc dans la législation.

Nous reviendrons dans cet article sur deux dispositions phares de ce texte : l’article 21 relatif aux caméras portatives et l’article 22 concernant les drones. En complément, sera abordée à part, la question du risque introduit par ces deux articles d’une généralisation du recours à la reconnaissance faciale dans l’espace public et des dérives qui en découlent. Enfin, seront exposées les modifications apportées au texte par le Sénat ainsi que leurs limites.

ARTICLE 21 : L’ASSOUPLISSEMENT DU RÉGIME RELATIF AUX CAMÉRAS INDIVIDUELLES – LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE MENACÉ ? 

Qu’on les appelle caméras-piétons, caméras portatives ou encore caméras individuelles, ces caméras mobiles ont provoqué de nombreux débats depuis leurs créations. D’abord expérimentées en 2012 dans des zones de sécurité prioritaire puis généralisées depuis 2016, elles sont aujourd’hui utilisées par de nombreux agents de la sécurité, non seulement les agents de la police nationale, mais aussi de la gendarmerie nationale, certaines polices municipales et également des agents de sécurité privée. Certains voient en elles un outil nécessaire à l’apaisement des relations entre la police et sa population. Parmi les fervents défenseurs de ces technologies, le ministre de l’intérieur : Gérald Darmanin. Selon lui “Elles protègent les citoyens des excès de certains policiers, mais elles protègent aussi les policiers souvent vilipendés lors de leurs interventions”. (1)

Pour autant, alors que ces nouveaux dispositifs de surveillance se multiplient, l’encadrement juridique de leur usage demeure insuffisant. La proposition de loi Sécurité globale entendait répondre à ces lacunes en fixant de nouveaux contours juridiques, mais il convient de constater que l’article 21 ouvre en réalité la voie à un assouplissement des conditions d’utilisations de telles caméras et des conditions de traitement des vidéos enregistrées, cela au mépris des libertés individuelles, et tout particulièrement du droit au respect de la vie privée. 

La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale était venue ajouter un article au code de sécurité intérieure en vue de généraliser l’usage des caméras portatives en autorisant dans un Art L241-1 du code de sécurité intérieure aux policiers et gendarmes de filmer leurs interventions par des « caméra mobiles ». Toutefois, avait été posée une condition en conformité avec les recommandations de la CNIL dans son rapport annuel de 2015 : les images ne pouvaient être exploitées qu’à l’issue de l’intervention par une liste limitative de personnes habilitées et aux besoins exclusifs d’une procédure judiciaire, administrative, disciplinaire ou dans le cadre de formation des agents. 

Or, l’article 21 revient sur de telles conditions en modifiant l’article L241-1 du CSI. 

De nouvelles finalités pour les caméras individuelles : l’information du public

L’usage des caméras mobiles servait initialement à répondre à un besoin de sécurisation physique et juridique des agents dans le cadre de leurs interventions. Pour autant, avec l’article 21 s’ajoute à cette finalité restrictive l’usage des caméras mobiles à des fins “d’information du public sur les circonstances de l’intervention” réalisée. 

S’il apparaît légitime que soit restreint le droit au respect de la vie privée en vue de concilier ce dernier avec des objectifs tels que sauvegarde de l’ordre public, la recherche des auteurs d’infraction, la prévention des fautes professionnelles ou encore la formation des agents, se pose la question de la légitimité d’une telle atteinte dans un but informatif.

Cela est d’autant plus alarmant lorsqu’est vanté par le rapporteur Jean-Michel Fauvergue l’utilité de ces technologies dans une “guerre des images” (2). Dès lors, si la finalité n’est autre, comme l’a établie M. Fauvergue, qu’une finalité communicationnelle, il paraît fortement inquiétant d’assouplir pour de telles raisons l’usage des caméras mobiles.

Le Défenseur des droits était allé dans ce sens dans son avis sur la proposition de loi en soulignant qu’une telle finalité ne répondait pas à un objectif de valeur constitutionnelle au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Il apparaît d’autant plus douteux d’utiliser les caméras mobiles comme arme dans une guerre des images, outre cette présentation à connotation très confrontationnelle, quand dans une même proposition de loi est porté atteinte à la liberté de diffusion des images de policiers dans l’exercice de leurs fonctions (article 24). Un tel déséquilibre ne peut être que défavorable à l’apaisement des relations entre la police et la population. 

Extension de l’accès aux images : un accès direct aux enregistrements

L’article 21 prévoit que les images captées et enregistrées par les caméras mobiles “peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné et aux personnels impliqués dans la conduite et l’exécution de l’intervention.”

Dès lors, deux modifications conséquentes du droit positif sont à observer.

Premièrement, l’article 21 permet une transmission directe et non plus un accès seulement a posteriori des images captées par les caméras. Si cette transmission directe est parfaitement légitime en vue de permettre une protection de la sécurité d’un agent menacé, par exemple lors d’opérations particulièrement dangereuses strictement limitées, la généralisation de cet accès serait une atteinte sans commune mesure au droit au respect de la vie privée. 

Plus encore, si elle venait à l’avenir à être couplée à des dispositifs de reconnaissances faciales, cette transmission directe des images serait la porte ouverte à des atteintes multiples aux libertés fondamentales, tout particulièrement la liberté de manifester ou encore la liberté d’aller et venir du fait de la possibilité de garde à vue préventives, d’interdiction d’accès aux cortèges ou encore d’interpellations non suivies de poursuites. 

Il convient dès lors d’être particulièrement vigilant face à l’impact de telles technologies sur nos libertés. L’accès à de telles images, tout comme celles des caméras statiques (art 20 bis et 20 ter) ou caméras embarquées (art 28 bis) se doit d’être strictement encadré.

Deuxièmement, l’article 21 permet un accès aux images par l’agent portant la caméra. En effet, le texte amendé après examen par la commission des lois prévoit très explicitement que “les personnels auxquels les caméras individuelles sont fournies peuvent avoir accès directement aux enregistrements auxquels ils procèdent dans le cadre d’une procédure judiciaire ou d’une intervention”. Si les rapporteurs justifient cette évolution par l’utilité de l’accès à ces images notamment dans le cadre de rédaction de procès verbaux, il convient encore une fois d’encadrer strictement cet accès qui ne saurait être banalisé au mépris du respect de la vie privée des personnes dont l’image a été captée. 

Enfin, et tel que l’a souligné la CNIL dans son avis sur la proposition de loi, un tel dispositif doit être complété de mécanismes permettant d’assurer la sécurité des enregistrements et de garantir leur intégrité. Si l’article 21 précise que “les caméras sont équipées de dispositifs techniques permettant de garantir l’intégrité des enregistrements lorsqu’ils sont consultés dans le cadre de l’intervention” il conviendrait de s’assurer de la véracité d’un tel point en l’absence de toute étude d’impact de la proposition de loi. Faute d’une telle garantie, des vidéos pourraient être supprimées voire modifiées, annihilant tout pouvoir probant de l’enregistrement vidéo en jetant une suspicion permanente sur la véracité de ces derniers, ce qui serait encore une fois défavorable à un apaisement des relations entre la police et la population. 

ARTICLE 22 : PREMIER CADRE JURIDIQUE POUR L’USAGE DES DRONES – VERS UNE SURVEILLANCE GÉNÉRALISÉE ? 

Par une ordonnance de référé du 18 mai 2020, le Conseil d’Etat, saisi par la Ligue des droits de l’Homme et la Quadrature du net, avait enjoint à l’Etat de cesser la surveillance policière par drones au motif que l’insuffisant encadrement juridique du traitement par les drones de données à caractère personnel caractérisait une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée.

“Compte tenu des risques d’un usage contraire aux règles de protection des données personnelles qu’elle comporte, la mise en œuvre, pour le compte de l’État, de ce traitement de données à caractère personnel sans l’intervention préalable d’un texte réglementaire en autorisant la création et en fixant les modalités d’utilisation devant obligatoirement être respectées ainsi que les garanties dont il doit être entouré caractérise une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée.”

Suite à cette ordonnance, le gouvernement avait saisi le Conseil d’Etat pour avis afin que ce dernier précise “les conditions de recours à ces outils de captation d’images”. Dans un avis du 20 septembre 2020 le juge administratif a estimé qu’il appartenait au législateur de fixer exclusivement les conditions d’encadrement de l’usage des drones. 

C’est finalement par l’article 22 de la proposition de loi sécurité globale que le gouvernement entend remédier à ces insuffisances en insérant de nouvelles dispositions dans le code de sécurité intérieure (art L242-1 à L242-7 CSI). Ces articles viennent préciser les finalités et conditions dans lesquelles les autorités publiques habilitées peuvent procéder au traitement d’images captées par des caméras installées sur des aéronefs.

L’article 22 prévoit ainsi que :  

Les services de l’État concourant à la sécurité intérieure et à la défense nationale peuvent procéder, au moyen de caméras installées sur des aéronefs, à la captation, l’enregistrement et la transmission d’images aux fins d’assurer :

– la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public, lorsque les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public, ainsi que l’appui des personnels au sol en vue de maintenir ou rétablir l’ordre public,

– la prévention des actes de terrorisme,

– Le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves,

– la protection des bâtiments et installations publics et leurs abords,

– la sauvegarde des installations utiles à la défense nationale,

– la régulation des flux de transport,

– la surveillance des littoraux et de zones frontalières,

– le secours aux personnes,

– la formation et la pédagogie des agents (supprimé avec une première lecture à l’assemblée nationale).

Après passage en première lecture, une nouvelle finalité a été ajoutée : la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés à des risques d’agression, de vol ou de trafic d’armes, d’êtres humains ou de stupéfiants.

De même : 

Les services d’incendie et de secours, les formations militaires de la sécurité civile, la brigade des sapeurs‑pompiers de Paris et le bataillon des marins‑pompiers de Marseille peuvent procéder en tous lieux, au moyen de caméras installées sur des aéronefs, à la captation, l’enregistrement et la transmission d’images aux fins d’assurer :

« 1° La prévention des risques naturels ou technologiques ;

« 2° Le secours aux personnes et la défense contre l’incendie ;

Ce large éventail de situations permettant la surveillance par drones traduit le passage d’une surveillance ciblée à une surveillance massive. Plus inquiétant encore, ce changement de paradigme s’accompagne de nombreux renoncements quant aux garanties qu’accompagnent les traditionnels dispositifs de vidéoprotection en matière de droit au respect de la vie privée. 

Une surveillance massive mais des garanties moindres : le grand renoncement 

Alors que les dispositifs de vidéoprotection impliquent classiquement conformément au RGPD et à son article 13 que les personnes filmées dans un espace public soient informés au moyen de panneaux de cette surveillance, les drones de par leur mobilité et leur invisibilité à l’oeil nu du fait de leur hauteur de vol, rendent impossible une telle information du public. 

Les drones offrent pourtant un champ de captation d’images élargi, en permettant de filmer n’importe quels lieux y compris certains anciennement difficiles d’accès, voire interdits. A toutefois été assuré dans la proposition de loi que ces opérations de surveillance ne doivent pas permettre la visualisation des “images de l’intérieur des domiciles ni, de façon spécifique, celles de leurs entrées”. 

En plus de ce champ élargi, s’ajoute le problème de l’identification des personnes par des drones mais également du pistage des individus. Médiapart avait notamment alerté sur un tel risque en évoquant dans un article le cas d’une militante politique pistée par drone jusqu’à son domicile privé. (3)

Outre les atteintes au respect de la vie privée, cette captation massive des images aurait également pour conséquence d’induire en chacun de nous le sentiment d’une surveillance omniprésente, permanente et invisible à l’image du panoptique évoqué en introduction. Une telle surveillance massive pourrait pousser les individus à renoncer à certaines de leurs libertés ou du moins de modifier leurs comportements de peur d’être interpellés. Est ainsi porté atteinte à nombre de libertés, parmi lesquelles la liberté de manifestation et la liberté d’expression apparaissent considérablement menacées. La jurisprudence constitutionnelle était allée en ce sens en retenant que la méconnaissance du respect de la vie pouvait être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle. (Décision du Conseil constitutionnel n° 94-352 DC du 18 janvier 1995, considérant 3)

Enfin, se pose la question de la nécessité d’une telle surveillance. Si les caméras fixes doivent faire l’objet d’un contrôle de nécessité et de proportionnalité au regard des finalités poursuivies, la proposition de loi sécurité globale n’a quant à elle fait l’objet d’aucune étude d’impact. 

Les dispositifs de surveillance se multiplient en dépit de leur coût pour nos libertés mais également de leur coût financier. La Cour des comptes dans un rapport de 2020 dénonçait le coût de tels installations compte tenu de l’incertitude de leur efficacité réelle, arguant que « aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance commise sur la voie publique, ou encore les taux d’élucidation ». (4) Pourtant cela ne semble susciter aucuns questionnements des pouvoirs publics, et la surenchère sécuritaire demeure aujourd’hui le seul discours audible dans la lutte contre la délinquance.

L’avis de la CNIL : la demande d’un encadrement plus strict 

Le 30 novembre 2020, le président de la Commission des lois du Sénat a demandé l’avis de la CNIL sur la proposition de loi Sécurité globale. Une première à la hauteur de l’importance des enjeux, car la CNIL n’avait jusqu’alors jamais été saisie pour une proposition de loi.

La CNIL constate dans son avis que cette proposition de loi s’inscrit dans un accroissement du recours aux dispositifs vidéo ces dernières années. Si les rapporteurs du texte ont mis en avant l’article 22 comme étant une réponse à l’avis du Conseil d’Etat, la CNIL rétorque que “Les évolutions envisagées ne permettent pas d’aboutir à un encadrement juridique cohérent, complet et suffisamment protecteur des droits des personnes en matière de vidéoprotection” et exhorte le gouvernement à une expérimentation préalable des caméras aéroportées dont le bilan serait transmis à ses services et au parlement, afin d’en analyser l’efficacité réelle et de veiller à la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits et libertés au regard des finalités poursuivies. (5)

Elle réaffirme que les enregistrements vidéos portent sur des données personnelles impliquant donc que le traitement de ces données soit conforme au RGPD. Dès lors, un tel traitement implique que soient limitées davantage, selon la CNIL, les finalités de l’usage des drones afin de veiller à la stricte nécessité et proportionnalité des conditions de leur mise en œuvre.

Enfin, la CNIL s’inquiète d’un possible couplage des enregistrements d’images avec des techniques de captations de son ou d’autres dispositifs de traitements vidéo tel que la reconnaissance faciale. Cette inquiétude de la CNIL n’est pas anodine, car le texte ouvre en effet la voie à un tel couplage bien que celui-ci ne soit jamais explicitement abordé. 

RECONNAISSANCE FACIALE : L’OUVERTURE D’UNE BRÈCHE – SIMPLE ENTRAVE AUX CRIMINELS OU TOUS CONCERNÉS ? 

Tant l’article 21 que l’article 22 ouvrent la voie à un usage banalisé de la reconnaissance faciale. Tous deux permettent en effet un accès en temps réel aux images captées, que ce soit par des caméras portatives ou des caméras aéroportées. Cette possible analyse systématisée et en temps réel des données permet un couplage de la captation d’images avec des dispositifs de reconnaissance faciale (6).

Si la rapporteure du texte, Mme Alice Thourot, a affirmé à maintes reprises que “la proposition de loi ne prévoit pas de cadre juridique pour la reconnaissance faciale”, il convient de rappeler que la reconnaissance faciale des manifestants est autorisée depuis la loi LOPPSI de 2011. Or en permettant une analyse automatisée des images, le centre de commandement pourrait informer en temps réel les agents de l’identité des personnes filmées afin que ces dernières soient interpellées, laissant craindre comme abordé précédemment nombreuses atteintes à la liberté de manifester via des arrestations préventives, fouilles au corps ou encore des refus d’accès aux cortèges. Les rapporteurs du texte se sont voulus rassurant sur une telle possibilité, mais ne l’ont jamais exclue en dépit des propositions des députés. 

Un argument généralement avancé par les défenseurs des dispositifs de reconnaissance faciale est l’idée qu’elle viserait uniquement à lutter contre les criminels et que le citoyen lambda n’aurait pas à s’inquiéter de telles technologies. Il convient de couper court à ce type d’argumentaire. Depuis 2012, en application des articles 230-6 à 230-11 du Code de procédure pénale, a été créé un fichier informatique de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) mis à disposition de la police nationale et de la gendarmerie nationale. En 2018 la CNIL comptait 18,9 millions de personnes fichées (7). 

Les personnes inscrites sur le TAJ regroupent les mis en causes et prévenus dans le cadre d’enquêtes pénales, les victimes d’infraction et les personnes faisant l’objet d’une enquête pour la recherche des causes de la mort, de blessures graves ou d’une disparition inquiétante. 

Si un tel champ paraît suffisamment restreint au regard des finalités poursuivies, il convient de rappeler que la mise en cause d’une personne n’implique pas sa culpabilité et de souligner qu’en pratique le classement sans suite d’une affaire n’implique pas l’effacement automatique des données inscrites au TAJ. (8)

Deux problèmes supplémentaires peuvent être soulevés : 

D’une part, des associations telles que la Quadrature du net ont pointé du doigt l’absence d’un contrôle extérieur effectif de ces fichiers, qui serait laissé aux seules mains de la police et de la gendarmerie nationale. Si en théorie ces fichiers sont sous contrôle du  procureur de la République territorialement compétent, en pratique le vice-procureur de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature Vincent Charmoillaux, affirmait lors d’un colloque sur le fichage des étrangers le 28 septembre 2019 que pendant plus de 15 ans, et cela en dépit de la loi, les procureurs n’avaient eu aucun accès direct au fichier TAJ (9) laissant ainsi aujourd’hui de nombreux fichiers non contrôlés. 

D’autre part, il est à craindre une interconnexion à l’avenir de ces informations avec d’autres activités de renseignement. Alors que 3 décrets du 2 décembre 2020 ont considérablement étendus les motifs de fichages, l’étendant à des motifs politiques, syndicaux mais aussi religieux, ce serait la porte ouverte à une utilisation massive de la reconnaissance faciale y compris à des fins de lutte contre des opposants politiques et ce en dépit de leur non dangerosité.

Déjà suite à la loi LOPPSI de 2011, la CNIL mettait en garde contre la reconnaissance faciale en affirmant que cette technologie “présente des risques importants pour les libertés individuelles, notamment dans le contexte actuel de multiplication du nombre des systèmes de vidéoprotection”. (10) Avec la loi Sécurité globale et la multiplication des dispositifs de surveillance, il est à craindre un recours banalisé à la reconnaissance faciale à l’avenir, lequel serait considérablement facilité par l’usage de drones et autres caméras mobiles.

DES MODIFICATIONS CONSÉQUENTES MAIS INSUFFISANTES PAR LA COMMISSION DES LOIS DU SÉNAT : 

Après des semaines de manifestations en opposition à la proposition de loi Sécurité globale, la Commission des lois du Sénat ne s’est pas montré insensible à la pression populaire et a su modifier considérablement certains articles du texte, dont les articles 21 et 22, en vue d’une meilleure protection des libertés mais aussi d’une conformité aux recommandations de la CNIL.

Si l’on peut saluer ces évolutions, les modifications demeurent dérisoires compte tenu de l’ensemble des menaces que fait planer ce texte sur les droits et libertés des individus.

Des avancées réelles : 

Article 22 : Un usage restreint des drones et l’exclusion d’un couplage avec des dispositifs de reconnaissance faciale

Les conditions de captation et d’accès aux images captées par des caméras aéroportées ont été considérablement durcies conformément aux préconisations de la CNIL. 

Ainsi, l’usage des drones a été davantage restreint. 

Dans l’exercice de missions de prévention, de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, l’usage des drones a été restreint aux infractions les plus graves : 

“crimes ou délits punis d’une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure ou égale à cinq ans”

Et l’autorisation pour d’autres infractions est désormais prévue par exception lorsque des difficultés ou des dangers significatifs le justifient. 

“lorsque des circonstances liées aux lieux de l’opération rendent particulièrement difficile le recours à d’autres outils de captation d’images ou sont susceptibles d’exposer leurs agents à un danger significatif.”

Est également ajouté à l’article 22 une disposition visant à exclure tout couplage des images avec des dispositifs de reconnaissance faciale, captations sonores ou interconnexions : 

“Sont prohibés la captation du son depuis ces aéronefs, l’analyse des images issues de leurs caméras au moyen de dispositifs automatisés de reconnaissance faciale, ainsi que les interconnexions, rapprochements ou mises en relation automatisés des données à caractère personnel issues de ces traitements avec d’autres traitements de données à caractère personnel.”

De plus, la Commission a souhaité réaffirmer les exigences de proportionnalité et de nécessité de la mise en œuvre du traitement de données personnelles conformément aux exigences du RGPD. 

La mise en œuvre du traitement “doit être justifiée au regard des circonstances de chaque intervention, pour une durée adaptée auxdites circonstances et qui ne peut être permanente. Elle ne peut donner lieu à la collecte et au traitement que des seules données personnelles strictement nécessaires à l’exercice des missions concernées et s’effectue dans le respect de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.”

L’usage des drones a également été davantage encadré avec la mise en place d’un régime souple d’autorisation préalable.

Désormais, le texte prévoit que l’usage de caméras aéroportées est conditionné selon les cas soit à une autorisation écrite et motivée du procureur de la République territorialement compétent, soit à une autorisation écrite et motivée du représentant de l’État dans le département et, à Paris, du préfet de police. Ces autorités déterminent  le périmètre et la période pour lesquels l’usage des drones est valable, ainsi que leurs finalités.

Enfin, est ajouté à l’article 22 bis que les traitements ne peuvent être mis en œuvre de manière permanente, et que l’autorité qui en a la responsabilité doit  tenir un registre des véhicules et moyens de transports concernés ainsi que des traitements mis en œuvre. 

Le responsable doit également préciser pour chaque traitement “la finalité poursuivie, la durée des enregistrements réalisés ainsi que les personnes ayant accès aux images”.

Article 21 : Le refus d’une guerre des images et la restriction de l’accès immédiat

La Commission des lois s’est refusée à une guerre des images entre la police et la population. Dans son rapport la Commission rappelle que “à l’origine, le recours aux caméras mobiles a été autorisé dans l’objectif d’apaiser les relations entre la police et la population et d’assurer la sécurité de nos forces de l’ordre [et que] à l’inverse, la nouvelle finalité proposée risque plutôt d’alimenter le cycle médiatique qui se nourrit d’images de violences.” Est souligné dans ce même rapport que les images captées par ces caméras portatives doivent avoir seulement un « caractère probatoire » et « non une visée polémique ». 

De plus, a été davantage encadré l’accès immédiat aux images captées par l’agent portant la caméra. Cet accès est désormais cantonné aux seuls cas où le bon déroulement d’opérations de police le justifierait.

“pour faciliter la recherche d’auteurs d’infractions, la prévention d’atteintes imminentes à l’ordre public, le secours aux personnes ou l’établissement fidèle des faits lors des comptes rendus d’interventions”

Enfin, est assurée une plus grande information des personnes filmées, conformément aux dispositions du RGPD applicables aux dispositifs de vidéo surveillance :

“le déclenchement de l’enregistrement fait l’objet d’une information des personnes filmées, sauf si les circonstances l’interdisent. Une information générale du public sur l’emploi de ces caméras est organisée par le maire de chaque commune sur le territoire de laquelle ces agents sont affectés.” 

Un texte non vidé de sa dangerosité :

Pour autant, le texte présente encore de nombreux dangers relatifs entre autres à la protection de la vie privée des individus. 

D’une part, pour les caméras portatives, nulle exclusion de la reconnaissance faciale n’a été faite, et cela en dépit de son exclusion explicite concernant les drones. Un défaut de précision particulièrement regrettable car le risque d’un couplage avec de telles caméras est tout aussi, si ce n’est plus, important que pour les caméras aéroportées.

D’autre part, concernant les drones, la surveillance aéroportée des manifestations demeure autorisée, laissant la porte ouverte à une systématisation de la surveillance de masse. 

De plus, hors des articles 21 et 22, est ouvert l’accès aux dispositifs de caméra surveillance à de nouveaux acteurs tels que des agents de la police municipale, ou autres agents communaux, ainsi que des services de sécurité de la SNCF et de la RATP.

Cette modification a minima du texte par la Commission des lois du Sénat a suscité de vives critiques, notamment de la Quadrature du net qui a dénoncé un recours à “une technique éculée en matière de faux-semblants législatifs : réécrire un article pour lui faire dire la même chose avec des mots à peine différents.” (11) Si des avancées ont été faites, le gros du problème demeure en effet, à savoir la banalisation d’une surveillance globalisée et un encadrement insuffisant de ces nouvelles technologies de surveillance.

La proposition de loi ainsi modifiée sera discutée en séance publique les 16, 17 et 18 mars prochain. Par la suite, il est à craindre que nombre des maigres avancées faites par le Sénat puissent réapparaître en Commission mixte paritaire.

CAZENAVE Léa

(1) Ouest-France, Pierrick BAUDAIS et Maël FABRE, publié le 03/12/2020, « Les caméras-piétons, une solution pour apaiser les relations entre la police et la population ? », disponible sur : https://www.ouest-france.fr/societe/police/cameras-pietons-un-essai-a-transformer-7071232 [consulté le 29/02/2021]

(2) Rapport Commission des lois constitutionnelles (n° 3452), M. Jean-Michel FAUVERGUE et Mme Alice THOUROT, 05/09/2020, disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b3527_rapport-fond

(3) Mediapart, Clément LE FOLL, Clément POURE, « Profitant du flou juridique, les drones policiers bourdonnent toujours », 26/10/2020, disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/france/261020/profitant-du-flou-juridique-les-drones-policiers-bourdonnent-toujours [consulté le 27/02/2021]

(4) Protection sécurité magazine, « Vidéosurveillance. Epinglée par la Cour des comptes », 05/12/2020, disponible sur : https://www.protectionsecurite-magazine.fr/actualite/videosurveillance-epinglee-par-la-cour-des-comptes [consulté le 27/02/2020]

(5) CNIL, « Délibération n° 2021-011 du 26 janvier 2021 portant avis sur une proposition de loi relative à la sécurité globale », communiqué du 03/02/2021, disponible sur : https://www.cnil.fr/fr/la-cnil-rend-son-avis-sur-la-proposition-de-loi-securite-globale

(6) Quadrature du net, « LOI SÉCURITÉ GLOBALE : SURVEILLANCE GÉNÉRALISÉE DES MANIFESTATIONS », 29/20/2020, disponible sur : https://www.laquadrature.net/2020/10/29/loi-securite-globale-surveillance-generalisee-des-manifestations/ [consulté le 29/02/2021]

(7) CNIL, « TAJ : Traitement d’Antécédents Judiciaires », 15/11/2018, disponible sur : https://www.cnil.fr/fr/taj-traitement-dantecedents-judiciaires

(8) BABONNEAU MARIOTTI avocats pénalistes, « L’effacement du fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) », disponible sur : https://www.sba-avocats.com/avocat-penaliste-paris-effacement-taj.html [consulté le 27/02/2021]

(9) Quadrature du net, « LA RECONNAISSANCE FACIALE DES MANIFESTANT⋅ES EST DÉJÀ AUTORISÉE », 18/11/2019, disponible sur : https://www.laquadrature.net/2019/11/18/la-reconnaissance-faciale-des-manifestants-est-deja-autorisee/ [consulté le 29/02/2021]

(10) Délibération n° 2011-204 du 7 juillet 2011 portant avis sur un projet de décret en Conseil d’Etat relatif à la mise en œuvre d’un traitement de données à caractère personnel dénommé « traitement de procédures judiciaires » (TPJ) (demande d’avis n° 1484843), disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000025804888/

(11) Quadrature du net, « LA LOI SÉCURITÉ GLOBALE VALIDÉE EN COMMISSION AU SÉNAT », 03/03/2021, disponible sur : https://www.laquadrature.net/2021/03/03/la-loi-securite-globale-validee-en-commission-au-senat/ [consulté le 12/03/2021]