Photo Crédit : AFP Alain JOCARD
Publié le : 19/02/2021
PROJET DE LOI CONTRE LE SÉPARATISME : VERS UNE NOUVELLE FICHE DE LECTURE DE LA LAÏCITÉ ?
Le 2 octobre 2020, le Président de la République présentait le futur projet de loi sur la lutte contre le séparatisme, rebaptisé par la suite « projet de loi renforçant la laïcité et les principes républicains », puis finalement « projet de loi confortant le respect des principes de la République ». Cette présentation, quoique n’illustrant pas le contenu final du texte, n’est pas anodine. Le Président y a détaillé les enjeux d’un texte longuement préparé, et n’a pas fait preuve d’ambiguïté quant à la finalité réelle de ce texte, à savoir, la lutte contre l’islamisme radical.
Pourtant, la lecture du projet de loi, rédigé en termes plutôt généraux, ne semble pas, prima facie, viser expressément l’islamisme radical. C’est ainsi que le gouvernement se tente à exécuter un numéro d’équilibriste périlleux en annonçant vouloir défendre la laïcité tout en légiférant sur l’appréciation de la radicalité ou non des pratiques religieuses. Sous couvert d’une lutte nécessaire contre des dérives sectaires, ce texte ne présente-t-il pas de nombreux dangers pour nos libertés, et plus significativement pour la liberté de croyance ?
QUID DU PROJET LAÏC DE 1905 ?
En garantissant la liberté de croyance et de religion dans son article 1er, le législateur de la loi de 1905, assurait aux citoyens et institutions religieuses, sa volonté d’une cohabitation apaisée des cultes, et non d’une lutte contre l’influence religieuse. Ce compromis trouvé avec les instances religieuses de l’époque était alors fondé sur l’idée que l’adhésion citoyenne était supérieure aux appartenances religieuses. L’islam, non représenté à l’heure de la loi de 1905, ne déroge pas non plus aux règles de ce pacte républicain.
Pour autant, lorsque le Président de la République affirme vouloir lutter contre un islamisme politique, on peut douter de la conformité de cette ambition avec le projet laïc d’antan, la laïcité n’étant que le cadre institutionnel de tolérance propice à la cohabitation de communautés développant des normes et socles de valeurs internes. L’islam politique ne saurait être un problème, au même titre que le catholicisme politique, que dès lors qu’il refuse de se soumettre à la loi républicaine. L’expression de sa religion, non pas dans la seule sphère privée, mais également dans la sphère publique, avec ce que cela implique en termes de liberté d’association, d’expression et de droits politiques, est au coeur du projet laïc. La CourEDH est allée dans ce sens en affirmant que « un parti politique qui s’inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d’emblée comme une formation enfreignant les principes fondamentaux de la démocratie »1.
Dans une société démocratique la laïcité assure la bonne tenue du débat public, la confrontation d’idées et de valeurs, y compris les plus radicales d’entre elles, la seule limite étant le respect de la loi commune. Le philosophe Paul Ricoeur définissait d’ailleurs la laïcité comme « l’engagement de garantir à chacun la possibilité de s’émanciper de ses appartenances et de ses origines ». La laïcité ne vise donc pas à gommer l’influence du religieux mais, par le débat public, à assurer le développement d’un esprit critique garant de la liberté de croire ou de ne pas croire.
D’autre part, la menace pesant sur le projet d’Emmanuel Macron est aussi celle de la prescription laïque de l’abstention de l’État face au fait religieux. L’État ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte. Dès lors, face à des dérives sectaristes, la République saurait-elle ériger un code de bonne conduite des pratiques religieuses ? Le Président s’est prononcé en faveur d’une labellisation des formations d’imam, assurant ainsi un droit de regard de la République sur le discours religieux. Outre le risque d’une uniformisation de la religion (non conforme à l’ambition républicaine d’un pluralisme garant de l’esprit critique), plane le risque bien plus grand, d’un contrôle étatique des modalités d’expression des convictions religieuses, contraire au projet laïc de 1905.
QUEL AVENIR DONNER À CE PROJET DE LOI ?
Il est à craindre pour le gouvernement que le Conseil constitutionnel retoque un tel projet de loi, tout comme ce fut le cas pour la loi sanctionnant la haine sur internet, celle créant le délit de recel d’apologie du terrorisme, et celle instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’actes terroristes, à l’issue de leur peine. En effet, tant la finalité du texte, que les différentes mesures qu’il contient, pourraient être contestées. On peut notamment penser à l’instruction à l’école obligatoire pour tous dès 3 ans dont il est difficile de garantir un effet certain dans la lutte contre le séparatisme, et qui pourrait être désavouée car constitutive d’une atteinte aux libertés fondamentales non proportionnée ni même nécessaire. Rappelons ainsi que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne protège notamment « le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses ». On aurait, dès lors, bien du mal à comprendre que cette scolarisation obligatoire se fonde sur une volonté gouvernementale de limiter l’influence familiale en termes d’éducation religieuse, d’autant plus que de nombreuses scolarisations se font à domicile sans qu’il ne soit nullement question de religion.
Présenté en Conseil des ministres le 9 décembre 2020 par Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, et par Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, le texte a été adopté en première lecture devant l’Assemblée Nationale mardi 16 février 2021 après avoir été voté le 13 février. Il est alors légitime de se demander si ce texte serait être le déclencheur d’une nouvelle fiche de lecture de la laïcité. Bien que le gouvernement ait assuré ne pas vouloir revenir sur la loi de 1905, il devra faire face à ses propres contradictions.
Suivant la logique d’une procédure dite « accélérée » de l’article 45 de la Constitution, il sera ensuite examiné par le Sénat à partir du 30 mars prochain. Avec la présidence Macron la procédure accélérée devient la procédure par défaut, banalisant largement son utilisation. Avant la réforme constitutionnelle de 2008 cette procédure était une procédure « d’urgence », or l’urgence est ici bien loin, le gouvernement cherchant tout simplement à accélérer le temps législatif dans un souci « d’aller vite » sans qu’il n’y ait besoin d’aller vite.
LES GRANDES LIGNES DU PROJET
L’importance des principes républicains
Le projet de loi, dense, s’articule principalement autour de grands thèmes articulés autour de la notion de principes républicains : la laïcité et la neutralité des services publics, le fastidieux problème des associations, la haine en ligne et l’instruction donnée aux enfants.
En premier lieu, outre les agents du service public, le texte veut appliquer les principes de laïcité et de neutralité aux salariés titulaires de contrats de marché public ou de concession exécutant une mission de service public. De même, les collectivités locales dérogeant au principe de neutralité (en mettant en place un menu particulier à la cantine par exemple), pourraient voir leur décision être déférée devant le juge administratif par le Préfet.
La question des associations est sans doute l’une des plus délicates. En effet, le texte prévoit qu’une association désirant demander une subvention publique devra s’engager à respecter les principes élémentaires de la Républiques grâce à la signature d’un « contrat d’engagement républicain ». En cas de violation de ce contrat, la subvention devra être entièrement remboursée. Finalité dissimulée par la lettre du texte, les politiques n’hésitent pas à viser explicitement avec cette disposition les associations relevant de l’islamisme radical. Pourtant, ce « contrat d’engagement républicain » révèle des contours flous, bien contraire au principe de sécurité juridique. En outre, un autre point d’achoppement intervient lorsqu’il est question de la liste des motifs de dissolution des associations qui se voit actualisée et complétée. Ainsi, une association pourra être dissoute pour des agissements commis par ses membres. Ici encore ce sont les associations dites « salafistes » qui sont les premières visées, accusées d’être le lieu de naissance d’idées radicales, voire terroristes. Toutefois, les études sociologiques semblent aller dans le sens d’une absence de lien entre les associations salafistes et les terroristes passés à l’acte, ce qui donne à se questionner sur les réelles intentions de la disposition.
Autre point clé du projet, l’article 18 prévoit la création d’un délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle. Ainsi, serait puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende « le fait de révéler, diffuser ou transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser, dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens ». Le projet de loi reprend aussi un article précédemment prévu par la loi Avia du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet et qui avait subie une censure sans appel par le Conseil constitutionnel. Ces questions font, en fait, référence à la liberté d’expression, liberté qui est déjà encadrée -et ce, même sur internet- par la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Le dernier thème principal est l’instruction des enfants qui a déjà été abordée plus haut dans l’article. Précisons toutefois que le projet conditionne l’instruction en famille à une autorisation et uniquement en cas de motif médical ou matériel ou de situation particulière de l’enfant.
Le contrôle des associations cultuelles et des lieux de culte : quelle adéquation avec la laïcité ?
L’ambition laïque des années 1900 est bien mise à mal par le projet puisque ce dernier modifie tant la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État que la loi de 1907 sur l’exercice public des cultes.
En effet, cherchant à protéger l’ordre public, le projet de loi va instaurer une sorte de « clause anti-putsch » consistant à empêcher des prises de contrôle malveillantes grâce à une déclaration de la qualité cultuelle de l’association auprès de la Préfecture tous les 5 ans. Ainsi, le texte s’attaque tant à la création d’une association gérant un lieu de culte qu’à son fonctionnement. Sur ce point par exemple, le Préfet sera en capacité à s’opposer à ce qu’une telle association reçoive un don étranger de plus de 10 000 euros s’il estime qu’il existe un risque pour un intérêt fondamental de la société. Cette disposition viserait alors, en fait, plus particulièrement la religion musulmane puisque les édifices sont souvent subventionnés par des pays étrangers et les imams sont généralement formés par des États étrangers.
Autre aspect touchant implicitement la religion musulmane est le fait que le texte s’attache aussi à définir les obligations d’associations dites mixtes, c’est-à-dire qui relèvent de la loi de 1901 mais exercent également une activité de culte. Le texte aligne leurs obligations sur celles prévues pour les associations cultuelles. Ainsi, le texte laisse une porte ouverte au Préfet pour enjoindre une telle association à se déclarer comme une association cultuelle. Or, en pratique aujourd’hui, ce régime mixte concerne près de 90% des mosquées de France. Au-delà, le texte devient possiblement créateur de discriminations en ce qu’il ne prévoit rien quant aux exceptions à l’interdiction de subventionner les cultes. La religion catholique ayant été une religion d’État, il arrive que les collectivités publiques assurent les réparations et entretiens d’édifices catholiques bâtis avant 1905, car faisant parties du « patrimoine de la République ».
LES PARLEMENTAIRES FACE AU PROJET DE LOI
À l’issue des discussions à l’Assemblée Nationale les députés ont adopté pas moins de 144 amendements en première lecture, dont la plupart sont issus du gouvernement. Plus de 2500 amendements avaient été proposés sur ce seul texte, signe d’un intérêt tout particulier et des nombreuses divergences existantes dans la sphère du politique.
D’une manière assez regrettable, la majorité des amendements adoptés vont dans le sens d’un durcissement de dispositions déjà attentatoires aux droits et libertés.
Malgré tout, certains amendements, lueurs d’optimisme, vont plus dans le sens d’une protection des droits et libertés. Il en est ainsi de la réécriture du délit de mise en danger de la vie d’autrui par divulgation d’informations personnelles qui prévoit désormais des circonstances aggravantes lorsque la victime est mineure au moment des faits. Également (mais ici la fonction protectrice est plus controversée), un amendement vise à créer de nouvelles obligations à la charge des réseaux sociaux dans la lutte contre le contenu haineux et les propos illicites. De même, un délit d’entrave à la fonction d’enseignant. En réalité, beaucoup de ces amendements sont intervenus en réaction à l’assassinat de Samuel Paty, professeur tué par le radicalisme pour avoir tenté d’inculquer à ses élèves un esprit critique en leur montrant les caricatures du prophète Mahomet publiées dans le journal Charlie Hebdo.
L’Assemblée Nationale s’étant positionnée, l’exercice de la navette parlementaire laisse la suite du texte au Sénat qui examinera le projet du 30 mars au 8 avril 2021.
UN IMPOSSIBLE CONSENSUS ENTRE LE POLITIQUE ET L’OPINION PUBLIQUE ?
Aux côtés des positions politiques vraisemblablement favorables à ce texte, de nombreuses instances ou associations soucieuses des droits fondamentaux restent plus perplexes. C’est notamment le cas de la CNCDH qui, le 28 janvier 2021 a rendu un avis alertant les pouvoirs publics sur les atteintes aux droits et libertés contenus dans ce projet de loi, tout particulièrement à la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté d’expression et, enfin, la liberté de culte. En effet, si la CNCDH partage l’idéologie du texte elle en regrette la réalisation, le projet allant dans un sens de contraintes constantes, peu en adéquation avec la cohésion nationale recherchée.
Par ailleurs, quand bien même le texte serait adopté, il y a fort à parier que la fermeture de mosquées, la dissolution d’associations, ou l’expulsion d’islamistes, voulues par le gouvernement seront contestées en justice avec des chances d’annulation. On pense notamment à l’impossibilité d’expulser des islamistes vers des pays où ils risqueraient de subir des tortures ou traitements inhumains et dégradants conformément à la jurisprudence de la Cour européenne, mais aussi à la difficulté probatoire concernant la dissolution d’associations ou de lieux de culte.
Se pose finalement la question de l’utilité réelle d’un tel texte, la lutte contre le terrorisme fait désormais l’objet d’un arsenal juridique particulièrement riche, mais la lutte contre le radicalisme religieux s’en distingue car visant des comportements bien plus insidieux. Un tel texte cherche à prévenir le passage à l’acte terroriste mais aussi à lutter contre des discours qualifiés de séparatistes par le Président de la République (ces derniers n’étant pas nécessairement illégaux en l’état actuel du droit). Pour autant, une telle logique préventive de la sécurité ne saurait se faire au mépris de nos droits et libertés.
Margaux BARES-BOYA
(1) CourEDH, 13 févier 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, n° 41340/98, §99.