Retour sur la conférence de M. Dieter Grimm, ancien juge à la Cour constitutionnelle allemande


Étudiants de licence en double diplôme franco-allemand, étudiants de Master spécialisés en Droit Européen et Droit des Libertés, doctorants en cotutelle internationale : nous étions nombreux ce vendredi 22 octobre à 17h à la Manufacture des Tabacs pour venir écouter M. Grimm.
L’intervenant du jour avait répondu à l’invitation de Madame le Professeur Aurore Gaillet, enseignante de droit public et de droit comparé à l’UT1, qui dispense au Master Droit des Libertés un séminaire de droit constitutionnel comparé allemand, et dont les éclairages auront été essentiels à la rédaction de cet article.
Dans un français limpide, M. Grimm s’est attaché pendant une heure à contextualiser et expliquer les positions actuelles de la Cour constitutionnelle allemande vis-à-vis de l’Union Européenne. Une discussion de près d’une heure a suivi, autour des perspectives actuelles d’évolution de l’Union européenne – attestant le vif intérêt des étudiants pour ces questions.
La question de la concurrence juridictionnelle est aussi vieille que la création européenne : qui doit avoir le dernier mot entre les juges constitutionnels nationaux et le juge européen ? Comment éviter les conflits ouverts ?
Historiquement, le droit européen a été consacré par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE). Il s’est rapidement vu reconnaître un effet direct, autorisant les acteurs nationaux à porter réclamation devant leurs tribunaux en vertu d’une violation du droit communautaire (CJCE, 5 février 1963, Van Gend and Loos ). La CJCE a ensuite posé le principe de primauté, lequel fait de l’ordre juridique européen un système intégré – et dominant – au sein même de chaque ordre juridique national, y compris constitutionnels (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel). Mais ces principes affirmés avec force n’ont pas toujours été du goût des juges nationaux, et notamment de la Cour constitutionnelle allemande (en allemand Bundesverfassungsgericht, abrégé BVerfG). L’Allemagne a pesé de tout son poids dans la construction européenne et la jurisprudence active de la Cour de Karlsruhe n’y a pas été étrangère.
Comme l’a rappelé M. Grimm, le juge allemand a très tôt considéré qu’il avait un droit de regard sur l’application du droit communautaire, notamment parce que celui-ci ne s’applique qu’avec l’approbation du Bundestag (le Parlement allemand). Plus spécialement, la question des droits fondamentaux a été déterminante pour la précision des rapports entre droits allemand et européen : au vu de l’insuffisante protection alors garantie au niveau européen, le juge allemand a ainsi commencé par considérer que, tant que le droit européen ne garantissait pas un niveau de protection équivalent à celui garanti par la Constitution allemande (la “Loi Fondamentale”), il conserverait son droit de réserve (BVerfG, 29 mai 1974, Solange I). Cette réserve s’est ensuite inversée, au vu de l’évolution de la protection européenne des droits fondamentaux (BVerfG, 22 octobre 1986, Solange II).
La situation a beaucoup évolué depuis 40 ans : l’Union Européenne s’est vu attribuer des compétences majeures, et, en parallèle, la Cour de Justice a vu son influence en matière de protection des droits fondamentaux se renforcer. La Charte des droits fondamentaux de l’Union contient d’ailleurs un catalogue de droits et libertés plus moderne et complet que n’importe quelle Constitution.
Si les rapports avec les cours constitutionnelles nationales sont longtemps restés constructifs et en faveur d’une vision “européaniste”, la décennie 2010 voit revenir le spectre du souverainisme étatique. Alors que le juge allemand s’enhardit à contredire ouvertement les décisions de la CJUE, le Gouvernement polonais affiche des positions résolument eurosceptiques, et les récentes décisions de son Tribunal constitutionnel remettent en question le principe même de primauté du droit de l’Union – les positions des deux juges ne doivent cependant pas être confondues.
En effet, comme l’a rappelé M. Grimm, les prises de position polonaises et allemandes sont incomparables.
Certes le juge polonais dit “s’inspirer” de son voisin allemand, mais il faut bien rappeler que la Cour de Karlsruhe n’a jamais contesté la validité juridique des traités européens, qu’elle a tous reconnus compatibles avec sa Constitution. A l’inverse, le juge polonais insiste sur le caractère inconditionnel de la primauté de son droit national : c’est une attaque frontale et systématique envers les principes même du droit européen. Le juge allemand se concentre plutôt sur des réserves d’interprétation du droit de l’Union : il propose une conception restrictive de l’application de la Charte des droits fondamentaux, qui ne devrait primer que lorsque le droit national est entièrement déterminé par une directive européenne (BVerfG, 13 février 2020, Droit à l’oubli I (Recht auf Vergessen)). De même, il veille à la juste répartition des compétences entre les Etats membres et l’Union au nom du respect du principe de souveraineté. En l’espèce, c’est moins la question des droits fondamentaux que celle de la doctrine « ultra vires » qui cristallise les débats.
M. Grimm compare l’action de la CJUE dans l’exercice de ses compétences à un “zèle de missionnaire” : dans chaque domaine, le juge du Luxembourg s’est attaché à interpréter de manière extensive ses compétences, transférant chaque fois un peu plus du pouvoir décisionnel et politique vers son office. Cela a pour conséquence une “hyperconstitutionnalisation” de l’Union Européenne, qui emporte aussi une rigidification par le droit, entravant l’évolution des décisions politiques. La Cour de Karlsruhe s’inquiète de cette tendance à « l’auto-autorisation » des institutions européennes au regard de leurs propres compétences, et considère qu’un contrôle externe – donc par une juridiction nationale – est le meilleur contrepoids face à cette évolution non-désirée.
M. Grimm a retracé l’évolution de ce dialogue des juges : au départ didactique, celui-ci semble désormais dans une impasse.
La récente décision “PSPP” de la Cour constitutionnelle allemande (BVerfG, 5 mai 2020, PSPP) a été très commentée et critiquée : le juge de Karlsruhe a qualifié les actes de la BCE en matière de rachat d’obligations souveraines et le jugement de la CJUE sur le sujet, “ultra vires”, c’est-à-dire effectués en dehors de leurs champs de compétences respectifs. La question du respect du contrôle de proportionnalité au cœur de l’argumentation allemande, est très intéressante pour les juristes, le conflit juridique entre les deux Cours étant ouvert. La Commission Européenne a du reste ouvert une procédure en manquement contre Berlin. D’après M. Grimm, le conflit était inévitable, dès lors que les prémisses juridiques entre les deux Cours diffèrent depuis le départ.
Le cœur du problème semble être la “constitutionnalisation” du droit européen mentionnée précédemment, alors même que l’Union n’est pas un État et n’est pas pourvue d’une véritable Constitution, norme supérieure d’un État. Comme aucun moyen de trancher le conflit n’est prévu par les traités, l’unique solution doit être la coopération intelligente entre les Cours du Luxembourg et de Karlsruhe. A ce titre, M. Grimm estime qu’un signal politique fort doit aussi être envoyé en cette période de remise en cause des valeurs de l’Union… En effet, l’ancien juge de Karlsruhe, en européaniste convaincu, plaide pour une “une Europe des sociétés, des peuples”, et non des Etats.
En filigrane de cette saga juridique, c’est l’avenir de la construction européenne qui est en débat : les questions de souveraineté nationale, de rapport de systèmes juridiques et le maintien de valeurs communes aux États membres sont autant d’enjeux déterminants pour l’Union de demain.


Pour y voir plus clair : chronologie du contrôle ultra vires
Le contrôle ultra vires – du latin « au-delà des pouvoirs », est invoqué par la Cour de Karlsruhe pour légitimer le droit par les juridictions des Etats membres « de contrôler [en droit] la bonne application, par l’Union européenne, des compétences qu’elle a obtenues », selon la formule du professeur Claude Blumann, professeur de droit public à l’Université Paris II. La Cour constitutionnelle allemande ne remet pas en cause la primauté inconditionnelle du droit de l’Union en usant de ce contrôle, mais elle cherche à rappeler que les États sont à l’origine des traités et donc, par extension, de l’attribution d’une part de leur souveraineté aux institutions de l’Union. Pour l’Allemagne, c’est donc logiquement aux juges constitutionnels des États de s’assurer du respect par ces institutions des pouvoirs qui leur ont été alloués.






Léo CHICOINEAU et Marie BREYSSE